Près de 200 000 Juifs espagnols s'exilaient vers le Portugal, le nord de l'Europe et tout le bassin méditerranéen. Sefarad ou Sepharad était le nom hébreu de l'Espagne; Sefarades, Sepharades, Sefardim ou Sephardim était leur nom ethnique.
En revanche, dans le nord du Maroc et dans l'Empire ottoman alors en formation, ils maintinrent leur langue espagnole et l'imposSrent aux communautés juives antérieures, voire aux non-juifs qui s'en firent une langue véhiculaire indispensable dans les relations commerciales.
Mais leur culture et leur langue allait suivre un nouveau chemin. Evoluant en dehors de la péninsule, leur langue archaïsante fut bientôt considérée comme spécifiquement juive. D'où, plus tard, ce qualificatif de judéo-espagnol, retenu ici dans ses acceptations ethnique et linguistique.
En Europe (France, Angleterre, Belgique, Pays-Bas, etc.) avant la seconde guerre mondiale et peu après, leurs communautés se regroupaient encore sous le nom de Sef/phardim ou S,f/pharades, mais une dichotomie trop simpliste a divisé le judaïsme en deux branches. Par opposition aux Juifs achkenazes qui parlent yidiche ou judéo-allemand et en confondant rite et ethnie (alors que par exemple, les catholiques de rite romain ne sont pas nécessairement italiens!), on en est venu à appeler Séfarades tous ceux qui ne sont pas achkenazes, qu'ils parlent espagnol, arabe, iranien, grec ou tout autre langue acquise plus tard. C'est là le produit de mutations récentes: nouvelles migrations dues à la décolonisation. Ainsi en est-il des Juifs nord-africains de rite séfarade mais non d'ethnie séfarade. Le contenu a changé, mais l'étiquette s'est maintenue. En revanche les Juifs rhodiens installés au Congo/Zaïre, puis en Belgique sont bien des Judéo-Espagnols.
Ces hésitations et tergiversations nous ont fait résolument opter pour l'ethnonyme Judéo-Espagnols. C'est donc ainsi que nous appellerons tous les Juifs du Maroc septentrional et de l'ex- Empire ottoman, y compris leurs descendants aujourd'hui dispersés aux quatre coins de la terre. Ces derniers conservèrent l'espagnol de 1492, ou du moins le judéo-espagnol vernaculaire qui en est résulté. Nous y incluons ceux qui l'adoptèrent en s'intégrant à leurs communautés.
C'est donc à eux, qui ont conservé si "miraculeusement" leur langue et leur culture pendant plus de quatre siècles, à leur devenir, à leur agonie lente au cours du démembrement de l'Empire ottoman, à leur mort brutale sous le rouleau compresseur du nazisme que seront consacrées ces pages.
Langue de fusion, le judéo-espagnol est essentiellement du castillan du XVème siècle, teinté de régionalismes et d'arabismes hispaniques et, à partir de 1492, d'arabismes marocains, de turquismes, d'italianismes, de grécismes, de slavismes, etc. recueillis dans les pays-hôtes. Plus tard, avec la création en 1860 des écoles de l'Alliance Israélite Universelle, la langue sera prise d'une gallomanie galopante, au point qu'en naîtra un nouvel état de langue que nous appellerons judéo-fragnol.
Nous l'annoncions dans notre sous-titre, le judéo-espagnol est un musée vivant de l'espagnol du XVème siècle. En effet, en 1492, date de l'expulsion, le castillan n'avait pas encore subi les changements suivants: l'assourdissement des sifflantes sonores et la naissance de la jota. C'est ainsi que le -z- intervocalique d'alors se maintiendra. On continuera de prononcer meza pour mesa, (avec s , 'table'). De même, on continuera de prononcer ka's'a pour caja, 'boîte' ou caisse, ou pa'z'a pour paja, 'paille'. C'est précisément pour cette raison que Don Quixote Don Ki 's'o-te , aujourd'hui Don Quijote - avec jota - nous est parvenu en France sous sa forme Don Quichotte avec CH qui reprenait la prononciation de l'époque.
Se maintiendra aussi la distinction entre b et v : kantava pour cantaba, 'je' ou 'il chantais/t'. Y persistent ,galement les formes archaiques kavdal - kovdisya - kovdo - sivda (d) etc. qui donneront respectivement plus tard en espagnol, caudal 'biens, fortune' - codicia 'cupidité, convoitise', codo 'coude', ciudad 'ville, cité' etc.
On y trouve encore de nombreux "vulgarismes" d'alors: agora - prove - guevo - guerfano ect; pour ahora, 'maintenant', - pobre 'pauvre' - huevo 'oeuf' - huerfano 'orphelin'. De même coexistent les formes de muevo/nuevo 'nouveau'.
Morphologie: Les formes verbales anciennes do- vo- so et esto, pour doy 'je donne', voy 'je vais', soy 'je suis' et estoy 'je suis, je me trouve ^tre' se perpétueront. Comme ce sera le cas en langue espagnole populaire, les secondes personnes du passé simple ont déjà tendance à s'adjoindre une -s finale. Se perpétuera aussi la métathèse dl>ld de l'impératif: kantadlo>kantaldo 'chantez-le'.
Ces observations ne constituent évidemment qu'un bref échantillonnage d'exemples pour illustrer une matière bien plus abondante.
Dans son évolution ultérieure, le judéo-espagnol va développer des stratégies particulièrement intéressantes pour hispaniser de nombreux emprunts. C'est ainsi qu'on continuera de recourir à la désinence verbale fréquentative -ear, mais comme hispaniseur verbal de tous les emprunts aux langues des pays-hôtes (adstrats) turc, arabe, bulgare, grec, etc., except, ceux d'origine française qui prendront, eux, la désinence -ar. Ainsi à partir du turc dayanmak, 'résister, endurer' on obtiendra la forme judéo-espagnole dayanear. En revanche, à partir du français 's'amuser' on aura la forme amuzarse. D'autre part, la désinence -dero très fréquente en espagnol se maintiendra mais se spécialisera comme formant de 'manies, habitudes'. Ainsi en sera-t-il par exemple de arraskadero qui de sens de 'prurit, démangeaison' passera à celui de 'manie de se gratter'.
Lexique et sémantique (archaïsmes espagnols): les exemples abondent: merkar (acheter), trokar (changer), mansevez (jeunesse) etc. On conservera de même le genre féminin de certains substantifs terminés par -or alors qu'ils sont passés au masculin en espagnol standard.
Mais à côté de ces archaïsmes bien compréhensibles étant donné le parcours historique de la langue, il existe également de véritables créations lexicales à partir du ladino (judéo-espagnol calque), produit de la traduction mot-à-mot de l'hébreu en espagnol qui remonte au XIIIème siècle, voire au XIIème. Tous ces termes plus archaïques que la langue vernaculaire sont, par ladino interposé, un miroir fidèle des langues sacrées (hébreu et araméen) ce qui les rend semi-sacrés. A titre d'exemple akunyadar/ear qui signifie 'accomplir la loi du lévirat', (à savoir l'obligation que la loi de Moïse imposait au frère d'un défunt d'épouser la veuve sans enfant de celui-ci).
On le voit, le judéo-espagnol est une langue de fusion. Elle comprend 4% d'emprunts à l'hébreu, 15% au turc, 20% au français, 1% au grec, 2% au ladino, etc., le tout sur un substrat espagnol du XVème siècle.
Quant à la langue parlée, le djudezmo (judéo-espagnol vernaculaire), aux différences phonétiques, morphologiques et syntaxiques près, déjà évoquées plus haut (très rares, surtout dans les romances et les proverbes), il ne diffère pas tellement de l'espagnol péninsulaire alors que le ladino est comme un miroir fidèle des langues sacrées (hébreu et araméen) ce qui le rend semi-sacré.
Aujourd'hui, les Judéo-Espagnols écrivent leur langue selon les normes graphiques de leurs pays. Nous adoptons pour notre part, la graphie francocentriste de l'Association Vidas Largas de Paris, association pour la défense et la promotion de la langue et de la culture judéo-espagnole.
Liturgique, la littérature ancienne fut rédigée en ladino (Bibles, livres de prières etc.) tant en Orient qu'en Occident (Maroc, Bordeaux, Amsterdam, etc.). Ce n'est qu'à partir de 1730 que sont édités des textes en djudezmo, notamment le fameux 'Meam Loez', véritable encyclopédie populaire composée de 18 tomes parus entre 1730 et 1908. Profane, elle s'est surtout maintenue sous forme orale: proverbes, romances, 'kantigas', contes, apologues, toutes formes qui perpétueront d'abord l'acquis hispanique puis s'inspireront du vécu quotidien dans le cadre de l'Empire ottoman et celui du Maroc septentrional.
Les proverbes, très nombreux, constituent une source inépuisable d'intérêt tant linguistique que culturel et il est donc tout à fait normal qu'ils fassent l'objet d'études et de recensement, notamment à l'Institut Arias Montano de Madrid.
Quant au 'Romancero' séphardite, il a connu une longévité particulière puisqu'il a encore célébré des événements plus ou moins récents tels que l'exécution à Fes en 1820 de Sol Hachuel, une jeune juive qui avait refusé la conversion ou encore le 'Gran fuego', un terrible incendie qui a dévasté Salonique en 1912.
Cette littérature orale revêt une importance considérable également pour l'Espagne qui y retrouve des pièces à jamais disparues de la Péninsule et que ces Juifs fidèles à leur ingrate patrie ont conservées dans leur musée vivant de l'Espagne d'antan.
Nous serons aussi en présence de deux modalités du judéo-espagnol (ladino et langue vernaculaire) qui, selon Michael Molho engendrera une importante littérature: 5000 à 6000 ouvrages sans compter les 300 titres d'une presse jadis florissante, née à Istanbul en 1832, et les centaines de pièces de théâtre découvertes depuis.
A ce grignotage systématique, concourent mille intérêts particuliers, tant des vizirs, pachas et partisans des nationalités en éveil, que des grandes puissances faisant et défaisant leurs alliances, Autriche-Hongrie, Russie, France, Angleterre, mais aussi les nations récemment unifiées, l'Allemagne et l'Italie. Les millets, 'minorités' (Grecs, Arméniens, Juifs, etc.) de cette vééritable République des Nations, seront courtisés par les occidentaux. Chaque Etat y créait ses écoles. C'est ainsi que nos Judéo-Espagnols tant du Levant que du Maroc commencèrent à émigrer vers l'Europe et les Am&riques dès la fin du XIXème siècle, les vagues allant s'amplifiant jusqu'en 1939, et au-delà pour le Maroc.
Le démembrement désintégrera ce bloc. Le judaïsme espagnol aura perdu son ciment. Nos Judéo- Espagnols reprirent les chemins de l'Exil. Dans leurs nouvelles terres d'accueil, fidèles à leur langue, ils reconstituèrent des communautés religieuses et ethniques.
Une revue internationale Le Judaïsme Séphardi leur servait de lien. En 1948, aux Etats-Unis, le dernier journal judéo-espagnol en caractères hébreux, la Vara, cessa de paraître.
Il faut abonder dans ce sens, car si le nombre de ceux qui se réclament de la Judéo-hispanité est très probablement plus élevé (songeons aux Juifs des pays latino-américains, le nombre de ceux qui parlent encore leur langue d'origine va diminuant à grande allure. En outre, tous ou presque sont bi- voire trilingues. En Israël, dernier réservoir des Judéo-Espagnols, l'hébraïsation, bien compréhensible, fait également reculer le judéo-espagnol dont ne subsiste plus qu'une revue Aki Yerushalayim entièrement écrite en cette langue et qui recueille toute la nostalgie judéo-espagnole du monde. En Turquie, l'hebdomadaire Shalom, n'a plus qu'une page en judéo-espagnol sur 6, 8 ou 10 en turc. Ce sont les deux survivants d'une presse jadis florissante et qui compta près de 300 titres.
Il faudrait ajouter à cette liste trop brève tous les collecteurs de contes, proverbes et romances qui contribuent ainsi à sauvegarder ce précieux patrimoine: Matilda Koen-Safrano a ainsi recueilli et publié en Israël 'Kuentos del folklor de la Famiya Djudeo-espanyola', Jaime B. Rosa, sous le titre 'Sepharad 92' a ,édité un florilège de poèmes d'Avner Perez, d'Izan Konorti, d'Isahar Avzaradel, etc.
Enfin, d'autres dans une autre langue, font cependant revivre la mémoire: c'est le cas d'Annie Benveniste avec sa chronique intitulée 'Le Bosphore à la Roquette' ou Brigitte Peskine et 'Les eaux douces d'Europe' ou encore Nelly Kafsky et 'Le rêve d'Esther' qui a fait l'objet d'une remarquable adaptation télévisée.
En outre, le judéo-espagnol est étudié en dialectologie dans tous les cours de linguistique des sections hispaniques ou ibériques des Universités françaises.
Il en est de même dans les universités d'Espagne où l'Institut Arias Montano de Madrid, et ce depuis 1941, édite la revue Sefarad, qui est au judaïssme espagnol ce que la revue Al-Andalus est à l'islam espagnol.
En Allemagne et dans d'autres pays européens, c'est la section des Langues romanes des universités, qui inscrit le judéo-espagnol dans leurs programmes. Ainsi en est-il notamment de l'Institut für romanische Philologie de la Freie Universität de Berlin. On s'y intéresse également dans les universités de Tübingen, Munich, Trèves, Aix-la-Chapelle et Francfort, voire Innsbrück en Autriche; de Fribourg, de Neuchâtel et de Genève en Suisse, et, en Italie, dans les sections d'espagnol de Venise et de Padoue. S'y intéressent aussi d'autres universités, soit dans le cadre des Etudes Ibériques, soit dans le cadre des Etudes Hébraïques. En Angleterre, les sections hispaniques s'intéressent également au judéo-espagnol.
De nombreux correspondants universitaires des pays cités antérieurement ainsi que de Grèce, de Pologne, de l'ex-Tchécoslovaquie, de Hongrie, de l'ex-URSS, de Bulgarie, de Roumanie, de l'ex- Yougoslavie, du Danemark, des Pays-Bas, de Suède et de Norvège, annoncent la formation de centres d'enseignement et de recherche dans le domaine de notre discipline. C'est dire l'importance accordée à celle-ci.
En Israël, après un certain rejet des langues de la diaspora on a pris conscience des richesses linguistiques et culturelles du judéo-espagnol. A présent, cette discipline s'enseigne dans la plupart des universités.
Outre la langue, la littérature judéo-espagnole, et en particulier, le romancero judéo-espagnol, sollicite l'attention des spécialistes de la littérature espagnole tant dans les universités françaises qu'étrangères. En témoignent la toute récente Anthologie bilingue de la poésie espagnole de la Pléiade et la production d'innombrables disques de chants judéo-espagnols au cours des trois dernières décennies.
En France, la création en 1979 de l'association Vidas Largas "pour la défense et la promotion de la langue et de la culture judéo-espagnoles" a permis d'introduire l'enseignement dans les communautés de Paris, Marseille et Lyon. De même en Belgique dans le cadre de l'association Los Muestros (http://www.sefarad.org/) et un peu partout dans le monde. Enfin, la revue Aki Yerushalayim est déjà diffusée sur Internet http://www.trendline.co.il/judeospa/).
C'est à une véritable renaissance de l'intérêt pour la judéo-hispanologie que l'on assiste. En témoignent les revues et bulletins qui naissent partout.
Cette renaissance de la culture judéo-espagnole se manifeste aussi sur les ondes: émission quotidiennes en Israël et à Madrid, bi-hebdomadaire en France, hebdomadaire en Belgique.
Le courant passe et nous paraît irréversible, mais il faut continuer de recueillir l'héritage des anciens. C'est dans ce but que se créent partout des Ateliers judéo-espagnols. S'y attachent aussi des chercheurs de plus en plus nombreux.
Association VIDAS LARGAS
37, rue Esquirol
F-75 013 ParisInstitut Sépharade Européen e-mail
53 avenue de Boetendael, Boite 9
B-1180 Bruxelles
![]() |
![]() |