En 1496 fut proclamé l'ordre d'expulsion des Juifs du Portugal, selon lequel ils devaient soit se convertir au christianisme, soit quitter le Portugal. En outre, les jeunes de moins de 18 ans ne pouvaient pas décider eux- mêmes de leur propre sort : c'est donc au roi que la décision incombait. Ce dernier décréta qu'ils deviendraient chrétiens, espérant que cela forcerait leurs parents à rester au Portugal. Quand le roi Manuel 1er prit connaissance de rapports selon lesquels des milliers de Juifs s'étaient concentrés près du port de Lisbonne, en quête de bateaux pour quitter le pays, il donna aux autorités l'ordre de les convertir de force. Cette conversion forcée fut à l'origine d'une nouvelle classe de citoyens au Portugal, appelée les «Nouveaux Chrétiens». Cette classe était soumise à certaines restrictions légales, parmi lesquelles l'interdiction de quitter le Portugal ou ses colonies.
Lorsque l'Inquisition fut instituée au Portugal - vers le milieu du XVIe siècle - les Juifs qui continuaient à pratiquer le judaïsme cherchèrent un moyen de quitter le Portugal, partant souvent vers les colonies portugaises, en particulier l'île de Madère et les Açores. En 1420; les Portugais importèrent la culture de la canne à sucre de Sicile à Madère, colonie portugaise depuis 1400. Madère commença alors à devenir productrice de sucre et, vers la fin du XVe siècle, l'île comptait quelque 150 moulins à sucre.1 En 1516, le roi Manuel 1er décréta que les personnes désirant émigrer au Brésil pour se lancer dans la production du sucre, recevraient de la couronne tout le matériel nécessaire, ainsi que l'assistance d'experts pour produire le sucre au Brésil.2 Les «Nouveaux Chrétiens» de Madère, qui étaient déjà spécialisés dans la production du sucre, ont commencé à émigrer au Brésil. L'historien Don Antonio de Campany de Montpalan a écrit en 1779: «(La canne à sucre) a été importée au Brésil de l'île de Madère en 1548 par les Juifs expulsés du Portugal.»3 Il est très difficile de définir quel fut le rôle précis des Juifs dans la production du sucre au Brésil. Les «Nouveaux Chrétiens» n'étaient pas toujours reconnus comme juifs, mais les documents attestent leur participation dans un triple domaine : la culture de la canne à sucre, la production du sucre et la commercialisation.
Gilberto Freyre écrit : «Les Juifs étaient les agents les plus actifs dans la conquête du marché du sucre au Brésil, durant le premier centenaire de la colonisation. Les Juifs étaient aussi les plus efficaces dans la technique des moulins à sucre.»4
Le Dr Herbert Bloom, dans ses études sur le Brésil, écrit : «Les Juifs étaient propriétaires d'énormes plantations de sucre» et il ajoute : «Les Juifs contrôlaient le commerce du sucre au Brésil.»5
Lorsque les activités de l'Inquisition se sont accrues, on a commencé à arrêter des Nouveaux Chrétiens accusés de pratiquer la religion juive. Parmi eux, beaucoup de planteurs, de commerçants et de propriétaires dans l'industrie sucrière. Pour citer un autodafé en date du 15 décembre 1647, sur 37 condamnés, on comptait 5 «senhores de engenho», 5 planteurs de canne à sucre et 4 fils de «senhores de engenho».6 Ces arrestations et confiscations de biens ont provoqué une régression dans les exportations de sucre. Dans le rapport de Don Luis da Cunha, du Conseil royal du roi Pedro II, au début du XVIIIe siècle, on peut lire : «L'Inquisition confisquait les biens des Juifs qui étaient investis dans la production du sucre. Cette production ayant été ruinée, Sa Majesté dut ordonner que les moulins à sucre ne soient plus confisqués !»7 Avec la baisse considérable des exportations de sucre du Brésil, le Brésil hollandais devient le seul centre sucrier du Brésil.
A la suite de l'occupation hollandaise, des traités de paix furent signés, stipulant que les Anglais pouvaient évacuer le Surinam.23 Mais les Hollandais s'opposèrent à l'évacuation des Juifs, même s'ils étaient citoyens anglais. Le gouverneur hollandais Vorsterre a déclaré que sans les Juifs, l'économie du Surinam basée sur le sucre serait ruinée.24 Les Anglais envisageaient d'emmener les Juifs à la Jamaïque pour y développer la production de sucre. Les différends entre les Pays-Bas et l'Angleterre sur l'évacuation juive ont presque dégénéré en conflit armé. Le gouverneur de Jamaïque proposa que des terrains, des lignes de crédit et les droits réservés aux sujets anglais soient offerts aux Juifs qui seraient actifs dans le domaine du sucre.25 Le 1er octobre 1669, les Hollandais accordèrent aux Juifs des privilèges spéciaux, tels que l'autorisation de travailler le dimanche, la création d'unités armées juives, la liberté judiciaire, etc.26 Les Juifs ont préféré le Surinam et la Savanna Juive est devenue un grand centre sucrier. En 1694, la Savanna avait 570 Juifs dans 40 plantations et 9 000 ouvriers. Au milieu du XVIIIe siècle, elle comptait 2 000 Juifs (la majorité de la population blanche), 115 plantations et une dizaine de milliers d'ouvriers. Les bateaux venus d'Europe arrivaient par la rivière Surinam jusqu'à la Savanna pour y prendre le sucre. Entre 1700 et 1750, les exportations de sucre ont triplé : il est impossible d'établir les chiffres relatifs à l'exportation juive parce qu'il n'existe pas de statistique particulière sur les Juifs. Les plantations sont devenues des villages portant des noms bibliques tels que Goshen, Carmel, Beersheva, Gilgal, Dothan, etc. Il y avait même une petite ville, capitale de la Savanna Juive, du nom de «Jérusalem près de la rivière». Dans la seconde moitié du XVIIIe siècle - après une occupation française destructrice et par suite du développement de la production de sucre de betterave en Europe et des rébellions d'esclaves - la Savanna Juive a été peu à peu abandonnée et les Juifs sont partis pour Paramaribo.
«... un navire de 1 400 tonneaux fit voile vers nos isles et aborda à la Martinique (1654). Les chefs vinrent faire la révérence à M. du Parquet et le supplièrent en même temps d'agréer qu'ils habitassent dans son isle, aux mesmes conditions et redevances que les habitants François, M. du Parquet y estant tout disposé, mais les RRPP Jésuites lui ayant remonstré qu'il n'y avait rien de plus contraire aux intentions du Roi, il se résolut avec bien de la peine de le refuser...»27
à la Guadeloupe : «... M. Hoüel les ayant fort bien reçus, leur accorda leur demande avec beaucoup de joie. Deux autres grands navires vinrent mouiller la nuit suivante... Le même jour, deux autres grands navires abordèrent.»28
et à la Martinique : «... Peu de temps après, un grand navire arriva (du Brésil) rempli de Juifs, le tout faisant 300. M. le Parquet reçut ceux-cy à bras ouverts !»29
C'est de cette manière que la production de sucre remplaça celle du tabac. En 1661, il y avait 71 moulins à sucre à la Guadeloupe, et un peu moins à la Martinique. En 1671, on comptait à la Martinique 111 moulins avec 6 582 ouvriers, et en 1675, il y avait 172 moulins.30 La présence juive prend fin avec la signature par Louis XIV du fameux «Code Noir», dont le premier paragraphe stipule :
«... Enjoignons à tous nos officiers de chasser hors de nos isles tous les Juifs qui y ont établi leur résidence, donc d'en sortir dans trois mois... à peine de confiscation de corps et de biens.»31
Les Juifs sont donc partis pour l'île de Curaçao, et l'activité sucrière est passée aux mains des Français.
Vers la fin du XVIIIe siècle, les Juifs ont concentré leurs efforts sur le commerce du sucre, et non sur sa production. Citons pour exemple l'île hollandaise de Saint-Eustache - dont la majorité des habitants étaient des Juifs et qui, en 1779, a exporté 12 millions de kilogrammes de sucre, bien qu'elle en ait produit seulement 300 000 kilos - le restant venant des autres pays d'Amérique.32 Les Juifs séfarades aiment les activités relatives au sucre. Aujourd'hui, les industries sucrières à Panama et au Salvador sont aux mains des Juifs séfarades. Au début du XXe siècle, les Juifs séfarades établis à Cuba étaient actifs dans le domaine du sucre. La compagnie française «Sucre et Denrées» appartient d'ailleurs à des Juifs séfarades, mais c'est une autre histoire. Toujours est-il qu'Israël importe son sucre.
Mordechaï Arbell
1 Edmond von Lippman, Historia do Asuçar (Rio de Janeiro, 1942), vol. II, p. 14.
2 Guillermo de Carli, O Asuçar na Formaçao Economica do Brazil, dans Anuario Açucarero (Rio de Janeiro, 1936), p. 7.
3 Leon Huhner le cite sous «Brazil», in Jewish Encyclopedia (New york, 1902), vol. III, p.359.
4 Gilberto Freyre, The Masters and the Slaves : Study in the Development of Brazilian Civilization (New York, 1946), p. XII.
5 Dr. Herbert J. Bloom, Study of Brazilian Jewish History, in : Publications of the American Jewish Historical Society, 33 (1934), p. 52 et 55.
6 Processo de Manuel de Moraes, in Revista do Instituto Historico y Geografico Brazileiro, 70 (1908), pp. 25-26.
7 Testamento Politico da Carta Escrita pelo Gonde D. Luis da Cunha, p. 54, cité dans : Arnold Wiznitzer's Jews in Colonial Brazil (New York, 1960), p. 151.
8 Lucas manuscript, vol. II Barbados Museum and Historical Society 14, 1-2, publié par M. Arbell : Portuguese Jews of Barbados, dans Nova Renasença, Spring/Automn 1998, p. 358.
9 N. Darnel Davis : Notes on the History of the Jews in Barbados. Publications of the American Jewish Historical Society, 18 (1909), p. 148.
10 Publié par Jan Jacob Hartsink : Beschryving van Quiana (Amsterdam, 1770), p. 940.
11 Werner Sambaot, The Jews and Modern Capitalism (Glencoe, Illinois, 1951), p. 35
12 R. P. Labat, Voyage de Chevalier des Marchais en Guinée et Cayenne (Amsterdam, 1725),p. 90.
13 Jean-Baptiste du Tertre, Histoire générale des Antilles habitées par les Français (Paris, 1967), vol. III, p. 34.
14 Noel Deer, History of Sugar (London, 1949), vol. I, pp. 237-238.
15 V. T. Harlow, Colonizing Expeditions to the West Indies and Guiana 1623-1667 (London, 1924), p. 241.
16 Hilary Beckels, A History of Barbados - English Colonization - 1625-1644 (Cambridge G. B. 1990); p. 21 et Lucas Manuscript, p. 410.
17 Wilfred Samuel, A Review of the Jewish Colonists in Barbados, dans Transactions of the Jewish Historical Society of England, 13 (1932-1935), pp. 401-404.
18 James Rodway, Guiana : British, Dutch and French (New york 1912), p. 60.
19 D. J. Meijer, Pioneers of Pauroma (Pomeroon), Paramaribo, 1954.
20 Box 30, Oppenheim Collection, dans les archives de l'American Jewish Historical Society.
21 Cornelius Goslinga, The Dutch in the Caribbean and on the Wild Coast, 1580-1680 (Assen, 1985), pp. 418-423.
22 Lieut. général Byam, Journal of Guyana from 1665-1667. British Museum, Sloan MS n°3.662. fol. 27.
23 Les accords de paix de Breda du 27 juillet 1667 et le traité de Westminster, du 9 février 1674.
24 Public Record Office in London, Calendar of State papers, Colonial Series America and the West Indies, art. 624, 11 July 1675.
25 Public Record Office - vol. 36 n°23, Calendar art. 818.
26 Historical Essay on the Colony of Surinam (Paramaribo 1786) p. 38, écrit par Moshe de Leon, Samuel de la Parra, David Cohen Nassy et autres.
27 Du Tertre, pp. 460-461.
28 Du Tertre, pp. 462-463.
29 Du Tertre, pp. 463-464.
30 Pierre Pruchon (ed.) Histoire des Antilles et de la Guyanne (Toulouse, 1982), pp. 93-94.
31 Louis XIV, «Code Noir, Edit du Roy servant de règlement touchant la police des isles de l'Amérique Françoise», Versailles 1685.
32 J. Hartog, History of St. Eustatius (Aruba 1976), p. 39.