Aussi, tout naturellement, expédiait-elle le jeudi ses enfants ª ma soeur cadette et moi - chez sa propre mère, Flor, habitantnon loin, dans un immeuble de briques rouges tout récemmentconstruit, près de la porte Champerret, à Paris.
Ce devait être en 1932/33, et j'avais donc sept ou huit ans, masoeur quatre ou cinq.
Nous trouvions notre grand-mère, femme forte habillée
de noir,assise dans un grand fauteuil, souriante, mais peu mobile. A l'époque,
on soignait mal le diabète gras dont elle souffrait,
sinon par un régime alimentaire draconien, à
base de salade cuitesans sel.
Je suis incapable, à soixante années de distance, de raconter par le détail comment s'écoulaient ces journées du jeudi, ni comment la nona nous occupait. Je me souviens toutefois très bien de deux épisodes, le premier revenant régulièrement : le goùter de quatre heures, consistant en une grande tartine de pain largement arrosée d'huile d'olives et saupoudrée de sucre. Ce goùter était insolite, et tout différent de celui que nous consommions à la maison. Et c'est cet aspect "hors norme" que je retiens. Insolite ou pas, la tartine ainsi préparée nous plaisait.
La nona ne parlait pas le franá?áais, mais uniquement le djidio.
Parfois dans l'après-midi, s'adressant à moi - garçon et aá?áné - elle disait : "Pacheco, vamos a meldar" - notez le pluriel - et me tendait une lettre reá?áue dans la semaine de son unique soeur restée à Salonique, alors que tous les autres, frères comme soeurs, vivaient à Paris. Et je lisais à haute voix un texte en djidio, mais caractères latins bien sûr; et elle faisait reprendre un paragraphe, voire une page, et relire encore, la lettre composant plusieurs feuillets. J'étais flatté, de sorte que les motifs de sa demande restaient flous dans ma tête de gosse : si elle voulait contrôler que je savais bien lire, oui, je savais.
D'ailleurs, à fréquenter cette nona
avant même l'âge scolaire, j'étais
- oralement - quasi bilingue très jeune. Puis
la journée écoulée, nous
rentrions chez nous, dans un autre
monde dans lequel nous étions moins importants, et
où il s'agissait d'apprendre une leçon
pour le lendemain, ou d'aider à débarrassser
la table après le repas. Bref, la vie quotidienne
d'écoliers parisiens. Et le jeudi revenait, et nous
retournions boulevard Gouvion Saint
Cyr. "Asentate a la mesa, pacha", disait la nona, "vamos a escribir".
Et me tendant un crayon et un grand papier, elle me dictait lentement un
message pour sa soeur. Pénétré
de mon importance, je m'appliquais sans rechigner, réussissant
à achever une grande lettre en djidio sans m'étonner,
jamais, de ce qui aurait dû m'intriguer ... mais je n'avais
que sept ou huit ans! Sous le charme de cette nona, je ne me rebiffais
pas. Il n'est pas certain que j'aurais accepté la corvée
de quelqu'un d'autre qu'elle! Parfois, nous trouvions Flor en compagnie
d'Esther, sa soeur cadette d'un an, copie conforme de l'aá?ánée,
forte, diabétique, vêtue de noir. Ces nonas
papotaient, et le djidio entrait en nous. Esther, immigrée
en France en 1917 - après l'incendie majeur de Salonique
- sous l'impulsion de Flor venue en 1910, n'était
pas plus francophone que son aá?ánée.
Et ces sexagénaires veuves, ayant vécu
en milieu fermé rue La Fayette, square Montholon ou rue
Sedaine, ne pouvaient fréquenter que des compatriotes "djidiophones"
puisqu'elles ne
s'exprimaient pas en franá?áais. Et ne fréquentant
que des compatriotes, non contraintes par une quelconque nécessité
sociale ou de travail - elles en avaient passé l'âge
- elles n'apprirent pas le franá?áais!
Une anecdote illustre bien l'extrême de cet isolement
culturel. Quittant Salonique, Flor reccueillait, parmi les derniers
conseils de survie, celui-ci : "Et surtout, rappelle-toi qu'à
Paris, á?áa n'est pas comme ici, ils n'ont pas de poisson
frais les pauvres, n'en mange jamais, tu t'empoisonnerais!". Et durant
des années, circulant en compagnie de sa fille - truchement
nécessaire - dans telle ou telle rue commerá?áante,
passant devant un étal de poissonnier, elle détournait
la tête, repoussant la tentation. Que de temps perdu ...
Flor et Esther étaient arrivées en France
avec chacune deux enfants, entre adolescents et jeunes adultes, immédiatement
à l'école, ou un travail pour les aá?ánés.
Et c'est cette génération, née
avec le siècle, qui servait de lien avec le milieu ambiant,
avec l'école, avec la vie, décrivant celle-ci,
en djidio, à leur mère. Flor et Esther
s'éteignirent peu après, presque simultanément
d'ailleurs.
Seulement des décennies plus tard - preuve que la vivacité d'esprit n'est pas la chose du monde la mieux partagée - je compris que ma <I>nona <D> et sa soeur étaient illettrées : pleines de charme, souriantes malgré la maladie, pétillantes, un peu polyglottes - comme fréquemment les gens de leur pays - mais illettrées.
Et notre mère n'avait jamais "vendu la mèche".
Notre confrère et ami Jean Carasso, un infatigable
défenseur de notre culture, édite la savoureuse
"Lettre Sépharade".