De nombreux analystes ont souligné l’écart qui existe en Colombie entre la reconnaissance constitutionnelle des droits humains et leur méconnaissance dans la pratique. Mon collègue Mauricio García, dans son ouvrage désormais classique La eficácia simbólica del derecho, explique cette paradoxe par la dissociation entre les instances créatrices du droit et celles qui l’appliquent, ce qui confère aux droits humains une efficacité essentiellement symbolique. Je propose ici une interprétation complémentaire de cette paradoxes à partir de la dynamique interne du droit, qui vient enrichir l’analyse sociopolitique de García.
Je suppose que cette distance normative est liée à une façon de pratiquer le droit et de produire la normativité en Colombie, qui mène à une dégradation progressive du contenu et de la force juridique des droits humains à mesure que l’on descend dans la pyramide normative, pour reprendre la métaphore du juriste autrichien Hans Kelsen. Permettez-moi d’expliquer cela.
Ces droits bénéficient d’une reconnaissance large et généreuse au niveau constitutionnel, mais ils ne sont pas ensuite développés de manière suffisamment vigoureuse au niveau légal ; leur portée est restreinte par les règles réglementaires et administratives, et, souvent, de nombreux fonctionnaires de moindre niveau refusent ces droits dans la pratique quotidienne.
Un élément très important de cette technologie juridique est une sorte de substitution du principe “pro persona” par un autre principe que, faute d’une autre dénomination, nous pourrions appeler “pro-auctoritas”. Selon le premier principe, qui régit théoriquement l’interprétation juridique dans un État de droit démocratique, en cas d’ambiguïté normative concernant le contenu d’un droit, il faut toujours privilégier l’interprétation ou le développement légal ou réglementaire le plus favorable au droit et à sa garantie, impliquant ainsi une compréhension large du contenu de ce droit. En revanche, le second principe, plus conforme aux États autoritaires, stipule qu’en cas de doute, il faut toujours privilégier l’interprétation ou le développement légal ou réglementaire le plus favorable au pouvoir et aux autorités, même si cela signifie un rétrécissement du contenu des droits fondamentaux.
La technologie juridique de dégradation normative consiste donc à préférer le principe pro-auctoritas à mesure que l’on descend dans les différentes échelles de la pyramide normative. La force normative et le contenu des droits humains sont alors dégradés, de sorte que, au lieu que l’acte administratif d’un fonctionnaire de faible hiérarchie ne vaille que s’il est conforme au contenu des droits humains reconnus constitutionnellement, il est en pratique admis que les droits humains ne comptent que dans le cadre de cet acte administratif de moindre hiérarchie.
Cette technologie juridique de dégradation normative est donc l’un des facteurs qui expliquent la distance entre les proclamations constitutionnelles et les pratiques réelles en matière de droits humains.
La jurisprudence protectrice de la Cour constitutionnelle et d’autres juges colombiens a partiellement limité l’ampleur de cette perverse technologie juridique en défendant la force normative de la Constitution, des traités sur les droits humains et du principe pro persona. Cela a permis une plus grande actualisation de ces droits dans la pratique juridique quotidienne. Malheureusement, cette technologie perverse de dégradation normative persiste encore comme élément de la culture juridique en Colombie. Nous devons nous efforcer de la surmonter et de développer chez tous les fonctionnaires une culture quotidienne véritable de respect des droits humains. Une tâche difficile, mais essentielle.
* Article original rédigé par : Prénom Nom.
Opinion
Il est crucial de prendre conscience que l’écart entre les forums juridiques et les pratiques de terrain en matière de droits humains ne se limite pas à la seule Colombie. Cette situation soulève un besoin urgent d’examiner les structures et les pratiques qui sous-tendent notre approche des déterminations juridiques. La résonance de la problématique des droits humains va au-delà de notre cadre législatif ; elle est intrinsèquement liée à la volonté politique et au respect de l’éthique des responsables d’appliquer la loi. Ce défi doit être abordé non seulement par des réformes législatives, mais aussi par un engagement à cultiver une culture juridique adaptée qui mette en avant le respect des droits de chaque individu.
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